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# 100 L'interview

n°100 - Janvier 2020

Quatre questions à Françoise Gaill, Directrice de recherche émérite au CNRS, Vice-Présidente de la plateforme Océan et Climat

« Parler de changement climatique sans l’océan, c’est oublier le cœur même de la machine climatique »

Quel rôle joue l’océan dans le changement climatique et quelles sont les menaces qu’il encourt ?

L’océan recouvre 71% du globe et constitue plus de 90% du volume d’habitat disponible pour le vivant. On peut le qualifier de véritable machine climatique. Il est tout d’abord un puits de carbone puisqu’il capte près de 30% des émissions de dioxyde de carbone humaines. De plus, c’est un réservoir de chaleur. Il a absorbé plus de 93% de la chaleur émise depuis la révolution industrielle. Il régule donc le climat en limitant le réchauffement climatique global. Il stocke et redistribue d’importantes quantités de chaleur autour du globe grâce aux courants marins, entre l’équateur et les pôles, et entre la surface et le fond.

Toutefois, il est fortement impacté par les activités humaines et les résultats scientifiques montrent que les conséquences de ces activités humaines expliquent la majeure partie des changements qu’il subit. En raison de l’absorption de la chaleur émise par les gaz à effets de serre, l’océan se réchauffe. La hausse des températures affecte les écosystèmes et certaines espèces qui tendent à migrer vers les pôles. Cela explique notamment le phénomène du blanchissement des coraux. De plus, le mélange des couches d’eau s’effectue plus difficilement, les couches de surface étant alors les plus chaudes et la stratification de l’eau s’accroît entraînant une diminution d’oxygène de l’eau de mer.

De plus, le niveau de la mer augmente au fur et à mesure que l’océan se réchauffe en raison de la dilatation de l’eau. Il monte d’ailleurs plus rapidement dans certaines zones comme en Asie du Sud-Est. Cela s’explique également par la fonte des glaciers et la fonte des calottes polaires du Groenland et de l’Antarctique très sensibles à la moindre hausse de température. Cette problématique menace principalement les communautés humaines et dans l’immédiat les îles basses et zones côtières.

Les événements extrêmes liés à l’océan risquent également de s’intensifier, voire de devenir plus nombreux, en raison du changement climatique. Ainsi, comme sur le continent, on observe des vagues de chaleur océaniques caractérisées par des températures anormalement élevées sur plusieurs jours. Or, cette augmentation de la température de l’eau dans les 60 premiers mètres, provoque une évaporation accrue et des transferts d’humidité vers l’atmosphère pouvant alors provoquer typhons, ouragans et cyclones qui menacent les communautés humaines.

L’océan perd également de l’oxygène. L’augmentation des températures réduit la solubilité de l’oxygène dans l’eau, favorisant la stratification de l’océan. En outre, des apports excessifs d’azote et de phosphore favorisent l’eutrophisation et entraînent le développement massif de microalgues. La respiration de ces algues planctoniques appauvrit alors le milieu en oxygène, mettant en danger les espèces l’habitant. Cette désoxygénation entraîne l’apparition de zones de minimum d’oxygène qui menacent directement la biodiversité océanique.

Enfin, la biodiversité océanique est menacée non seulement par le changement climatique, mais aussi par les activités humaines. Alors que l’océan absorbe du carbone, l’eau s’acidifie par une réaction chimique. Elle devient alors plus corrosive pour les organismes marins tels que les coraux ou mollusques. L’homme menace aussi ces écosystèmes à travers la surexploitation des ressources et les pollutions qu’il engendre et qui terminent dans l’océan.

Comment la biodiversité marine est-elle prise en compte dans le système climatique mondial ?

De manière générale, la biodiversité marine manque de prise en compte dans le système climatique mondial. C’est précisément un des points sur lesquels la Plateforme Océan et Climat souhaite mettre l’accent pour cette année 2020 qui sera résolument tournée vers la biodiversité avec le Congrès mondial de la nature de l’UICN et la COP 15 de la Convention sur la diversité biologique. Il faut ici se souvenir que si l’enjeu climatique a connu une prise de conscience générale dans les années 1980-1990, ce n’est pas le cas de celui relatif la biodiversité.

En 2019, nous sommes passés pour la première fois au-dessus de 415 ppm de CO2 dans l’atmosphère. L’on s’interroge dans ce contexte sur le potentiel des écosystèmes de carbone bleu. Ce dernier a été mentionné dans le SROCC (Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate*) comme une potentielle solution portée par les écosystèmes. Les scientifiques distinguent donc l’océan (puits de carbone anthropique) et le « blue carbon » qui concerne la végétation côtière, les écosystèmes comme les herbiers, marais salants, mangroves et macro-algues. Malgré leur petite surface, ces écosystèmes sont très productifs et sont souvent considérés comme plus productifs que les forêts tropicales. Néanmoins, s’ils venaient à être contrariés, ces écosystèmes pourraient relâcher le carbone dans l’atmosphère, ce qui interroge sur la viabilité de leur stockage. Outre le stockage du carbone, ces écosystèmes protègent également les lignes côtières contre les tempêtes et l’érosion en atténuant l’énergie des vagues.

Aussi, l’un des enjeux se faisant plus pressant est celui de l’analyse des interactions entre biodiversité marine et régulation du climat. Il devient urgent de mieux identifier les boucles de rétroaction entre les impacts écologiques des différentes pressions (surpêche, pollutions, changement climatique) et le fonctionnement du stockage du CO2. De même il semble nécessaire que l’impact des stress cumulés sur les espèces soit étudié. Le changement climatique pousse certaines espèces vers les pôles, entraîne une réduction de leurs tailles alors que d’autres prolifèrent et colonisent de nouvelles localisations.

Biodiversité et Climat sont donc depuis toujours traités en silos alors que ce sont des sujets indissociables qu’il est temps de réconcilier et d’étudier conjointement. Les enjeux de biodiversité doivent donc urgemment être mis sur le même plan que ceux relatifs au climat.

La Plateforme Océan et Climat a rédigé un plaidoyer intitulé « Un océan en bonne santé, un climat protégé. » Pouvez-vous nous en résumer les principales recommandations ?

Ce Plaidoyer qui est le fruit d’un travail de concertation avec plus de 50 membres de la Plateforme, rappelle la nécessité de limiter le réchauffement en deçà de 1,5° C conformément à l’Accord de Paris. Il se décompose en quatre parties : atténuation, adaptation, finance, science.

Voici certaines de ses recommandations clés :

  • Développer les énergies marines renouvelables (éolien offshore, hydroélectrique, énergie thermique des mers) en veillant à préserver les écosystèmes et en limitant leurs impacts (pollution sonore, préjudices causés aux espèces sensibles, etc.) ;
  • Inciter les Parties à la CCNUCC à intégrer des mesures d’atténuation et d’adaptation liées à l’océan dans les mécanismes prévus par l’Accord de Paris, en particulier les plans nationaux d’adaptation (NAP), les communications d’adaptation et les contributions déterminées au niveau national (NDC) ;
  • Exhorter les Parties à la Convention sur la diversité biologique à reconnaître la nécessité de renforcer la résilience des écosystèmes marins et côtiers pour lutter contre et s’adapter au changement climatique, et à en tenir compte dans tous les objectifs pertinents du Cadre mondial de la diversité biologique pour l’après 2020 ;
  • Mettre en place et faire respecter une approche écosystémique de la pêche, respectueuse de la biodiversité, socialement et économiquement équitable, afin de limiter la surexploitation et l’épuisement des ressources halieutiques et en assurer la reconstitution durable ;
  • Inviter les Parties à la CDB et à la CCNUCC à un rapprochement entre leurs différentes instances de gouvernance, telles que les COP et les organes subsidiaires, et à construire des agendas d’action communs pour une gouvernance intégrée « océan-climat-biodiversité » ; 
  • Poursuivre un objectif de 30 % de l’océan protégé, d’ici 2030, au moyen d’aires marines protégées effectivement et durablement gérées, à protection haute et/ou intégrale en impliquant les acteurs du territoire ; et accélérer la mise en place d’un réseau global, cohérent, représentatif et résilient d’AMP afin de restaurer d’urgence la biodiversité tout en renforçant la résilience au changement climatique.

Les Nations Unies ont proclamé la prochaine décennie comme celle des sciences de l’océan pour le développement durable. Quels sont les grands axes de ce programme ?

La décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques au service du développement durable proclamée par les Nations-Unies a pour ambition de promouvoir la compréhension scientifique du régulateur du climat qu’est l’océan. Son ambition est de renforcer une science de l’océan, des données et de l’information pour informer les décideurs politiques du rôle d’un océan fonctionnel dans l’atteinte des objectifs du développement durable fixés par l’Agenda 2030.

La Décennie identifie divers objectifs à atteindre relatifs à l’océan : un océan propre dont les sources de pollution sont identifiées et retirées, un océan en bonne santé et résilient dont les écosystèmes sont protégés, un océan plus facilement prévisible afin d’anticiper les futures conditions, un océan sûr face aux risques climatiques, un océan fournissant de manière durable des ressources alimentaires, un océan transparent dont les données, informations et technologies sont faciles d’accès.

*rapport spécial du GIEC sur l’océan et la cryosphère dans le contexte du changement climatique